Weiss à l’apogée du luth: Evangelina Mascardi signe un rare et transcendant parcours / Prix Jocker Absolu

Que ce soit dans l’irrésistible et direct élan de la Bourrée en si bémol majeur, ou dans le profil chantourné du Menuet en fa dièse mineur, on admire le jeu d’une impeccable rythmicienne. Les intuitions du risque magistralement assumées dans son récital Bach se plient ici à une discipline autrement subtile. Tant les vertus cinétiques d’Evangelina Mascardi sont source d’émerveillement : en ut mineur, ce Rondeau, ce Rigaudon qui sous ses doigts hésitent à avancer ou se réfréner. Ou ce long Presto en ré majeur, qui tient de la geste comme de l’esquisse, se mobilisant dans une ambivalente contenance qui en fait le prix... 

Crescendo, September 29, Christophe Steyne

Contemporain quasi exact de Johann Sebastian Bach, et ultime virtuose de l’ère des luthistes au crépuscule du Baroque, Weiss tire la révérence d’un instrument pour lequel il lègue un catalogue vaste et de parfaite facture. Quelque six cent cinquante pièces lui survivent, principalement conservées dans des manuscrits à Londres et Dresde, ville saxonne où il rayonna de 1718 jusqu’à sa mort. De son précédent séjour à Rome, il conserva le goût d’une certaine vocalité latine. L’influence de la cour française et de ses chorégraphies stylisées sera l’autre ingrédient dans son creuset où il forgea un style allemand, ce deutscher Geschmack vanté par le musicographe Johann Nikolaus Forkel (1749-1818).

Son emblématique Sonate « L’Infidèle », ainsi baptisée en ce qu’elle convoque deux rustiques pièces de genre (Musette, Paysanne) dérogeant au canon de la nomenclature classique, fut immortalisée par Eugen Dombois au début des années 1970 (RCA, collection Son), inaltérable étalon du bon goût. Malgré la copieuse envergure de son double-album, Evangelina Mascardi ignore cette sonate en la mineur, et s’en remet à des pages assez rarement fréquentées, si ce n’est l’incontournable Tombeau sur la mort de M. Comte d’Logÿ, une des plus célèbres créations du compositeur. Mais l’on découvre un autre hommage, aussi pudique que bouleversant, dédié à Monsieur Cajetan, jeune baron victime d’une fatale chute de cheval. Au sein des structures codifiées par l’époque, on mesurera comment Weiss aspire à renouveler son expression d’une danse à l’autre. Cette variété de la manière présida à la sélection opérée par l’interprète argentine.

Que ce soit dans l’irrésistible et direct élan de la Bourrée en si bémol majeur, ou dans le profil chantourné du Menuet en fa dièse mineur, on admire le jeu d’une impeccable rythmicienne. Les intuitions du risque magistralement assumées dans son récital Bach se plient ici à une discipline autrement subtile. Tant les vertus cinétiques d’Evangelina Mascardi sont source d’émerveillement : en ut mineur, ce Rondeau, ce Rigaudon qui sous ses doigts hésitent à avancer ou se réfréner. Ou ce long Presto en ré majeur, qui tient de la geste comme de l’esquisse, se mobilisant dans une ambivalente contenance qui en fait le prix.

L’ornementation n’y est pas parure mais imprègne indissolublement la conduite de la polyphonie. les surprises sont intestines, intimement percolées au sens de la phrase. Un art de la litote que l’on savourera dans la série en fa majeur : frémissement d’avant le bouillon dans la Fantasia, gratouillis en contrechant de la Courante, Gigue conclusive maillotée dans les taffetas d’une farandole galante. On pourrait disserter sur chaque moment de ces deux disques sans parvenir à un autre constat que si marraines enchantent ce couffin, ces fées sont d’exquises danseuses.

Du berceau au cénotaphe, c’est un memento mori qui referme cette trajectoire par le poignant Tombeau pour le comte. La science des silences, de la respiration émue écartèle une dramaturgie où les cordes se font chantre de cet office sans parole. Raidi à l’empois pour que rien ne froisse fors l’authenticité des affects, le suaire se ceint avec Evangelina Mascardi d’une lugubre épitaphe.

Les deux généreux instruments, à treize et quatorze chœurs richement timbrés, permettent de cerner la juste couleur de chaque tonalité. Au terme de son anthologie qui vaut leçon, la luthiste aura réussi un portrait de Weiss qui fera date dans la discographie. S’y conjoignent l’humble et le transcendant, l’exigence technique et l’évidence du résultat : le sceau des très grands.

Silvius Leopold Weiss (1687-1750) : Sonates en ut mineur, no 33 en fa majeur, no 48 en fa dièse mineur, no 91 en ré majeur, no 103 en si bémol majeur. Tombeau sur la mort de M. Cajetan. Tombeau sur la mort de M. Comte d’Logÿ. Prélude, Allegro et Ciaccone en mi bémol majeur. Evangelina Mascardi, luth. Livret en anglais, français, allemand, italien. Avril-mai 2024. 64’35’’ + 59’51’’. Arcana A569

Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne